Éditions GOPE, 396 pages, 13x19 cm, 24 €, ISBN 978-29535538-3-3

lundi 24 février 2014

Le rideau tombe

Nous reproduisons ci-dessous un article paru un mois avant la rétrocession de Hong Kong à la Chine, afin de préciser le contexte dans lequel se déroule le roman À la poursuite de Suzie Wong.

© Fong So, 2008.
http://fong-yeung.com/wp/artists/fong-so/
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« Lorsque l'Union Jack, le drapeau britannique, descendra de sa hampe dans les jardins du gouverneur, lorsque flottera triomphant l'étendard chinois sur les rivages de Hongkong, Suzie Wong s'endormira comme une Cendrillon à l'heure de la métamorphose, le 30 juin, au douzième coup de minuit. Suzie Wong, c'est cette héroïne un peu prostituée d'un roman populaire signé Richard Mason et vendu à plusieurs millions d'exemplaires, qui célébrait les amours d'une belle Chinoise et d'un aventurier britannique, dans les années 50. Une allégorie de la rencontre sur ce rocher, jadis ingrat, entre l'Orient extrême, fougueux, indomptable, et l'Occident méthodique, parfois trop rationnel.

Comme le suggère « Le monde de Suzie Wong », Hongkong représente une aventure unique, mélange de deux univers qui engendrèrent un bout de terre hérissé de gratte-ciel, dragon prospère et insolent fiché au cœur de la Chine, devenu l'un des coffres-forts de la planète, cinquième place financière mondiale, forte d'un revenu annuel de 110 000 francs par tête. Sa rétrocession à la Chine est, elle aussi, un cas unique, après cent cinquante ans de pax britannica et une décennie de déroute communiste.

Rideau, donc, sur le riche confetti de l'empire colonial de la Couronne. Hongkong, « monstre sacré de l'univers », selon Joseph Kessel, gardera-t-elle son âme ? Ou deviendra-t-elle une ville chinoise à part entière, noyée dans le grand remue-ménage qui atteint l'ancien céleste empire, soucieux de gagner, à l'aube du XXIe siècle, ses galons de superpuissance mondiale. Dans la colonie de 6 millions d'habitants, peuplée à 96 % de Chinois, les sentiments de panique ont peu à peu cédé la place à un pragmatisme de bon aloi. Bien sûr, les attributs du colonialisme ont été gommés, à commencer par les références à la reine ou les armoiries des boîtes aux lettres. Mais les affaires, au contraire, prospèrent. Point d'appréhensions boursières. Au Jockey Club, le plus grand contribuable du territoire et l'un des symboles de la présence britannique, les turfistes, ouvriers, hommes d'affaires ou dames à chapeau et dentelles, continuent de miser gros - 50 millions de francs en une seule soirée de mai. Et les princes de la finance, les tycoons, attendent l'arrivée du nouveau suzerain avec une impatience vénale.

Voilà pourquoi le monde braquera ses yeux sur cette terre lilliputienne. La rétrocession, événement exceptionnel, pose un triple défi.

D'abord, Hongkong doit demeurer pour la Chine une vitrine, prompte à assurer son envol économique. Le futur gérant des lieux choisi par la Chine, Tung Chee-hwa, le magnat de l'armement naval, successeur du gouverneur Chris Patten, a reçu la lourde tâche de veiller à cette transition en douceur. Avec un régime d'autonomie pour cinquante ans, a promis Pékin.

Ensuite, le retour de « la perle de l'Orient » dans le giron chinois scelle la fin de « l'humiliation nationale », la conquête de terres chinoises en 1841 par les Anglais au terme de la guerre de l'opium. Revanche qui cristallise toutes les passions et, au premier chef, un nationalisme latent. L'acte de rétrocession, conçu comme une dramaturgie, permet de laver tous les affronts. La « prise » de la colonie britannique fonde en outre l'acte de renaissance de la grande Chine, avide de récupérer un jour l'île de Taïwan, conservée par les nationalistes de Tchang Kaï-chek, en 1949.

Enfin, troisième enjeu, Hongkong est un défi au régime politique chinois. « Un pays, deux systèmes », avait juré Deng Xiaoping, le petit timonier, disparu en février. Pékin tiendra-t-il ses promesses ? Le futur numéro un du territoire a déjà annoncé des restrictions en matière de libertés individuelles. Les journalistes de la place se livrent à l'autocensure avant l'heure. « On n'a pas le choix, reconnaît Chris Yeung, rédacteur en chef au quotidien South China Morning Post. En même temps, nous pensons garder une autonomie que ne possède aucun média chinois. » Voilà le dilemme pour Pékin. Aux yeux de certains dirigeants chinois, la récupération de Hongkong, doit aussi punir ceux qui ont goûté les voluptés d'un autre opium, celui des libertés. « Il faut se préparer au pire », tranche Martin Lee, principal opposant à ce retour forcé. Mais la Chine ne veut pas risquer de s'aliéner le regard d'autrui, au prix d'un châtiment liberticide.

Tel est aussi le fabuleux pari de la rétrocession. À l'heure où le colonel Buckley boucle ses valises dans les baraquements qui dominent la baie, nostalgique d'un empire colonial qu'il vit déjà vaciller à Singapour, trente ans plus tôt, Hongkong, au-delà de quelques dérapages inhérents au télescopage de ces deux mondes, pourrait jouer le rôle de fenêtre ouverte sur le monde. À condition que les Hongkongais soient rassurés sur leurs lendemains. Loin de tout optimisme béat ou de peurs confuses, l'ancienne colonie se promet autant d'influencer Pékin que la Chine marquera de sa patte le petit territoire. Les tycoons, les nababs chinois, les reliquats de l'État de droit et l'appétit d'ouverture y pourvoiront, dans un mélange hybride de pragmatisme et de nouvelle identité culturelle. Ce sera l'autre vengeance du joyau de l'Orient. Et peut-être le réveil du monde de Suzie Wong. »

Olivier Weber (avec Caroline Puel, Philippe Le Corre)
Le Point - Publié le 14/06/1997 - Modifié le 26/01/2007
http://www.lepoint.fr/actualites-monde/2007-01-26/le-rideau-tombe/924/0/98620